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Les « frères et sœurs » de Jésus : quoi de neuf ?

Les « frères et sœurs » de Jésus : quoi de neuf ?

Les « frères et sœurs » de Jésus : quoi de neuf ?

François Rossier

En 1978, des biblistes américains, co-auteurs d’un ouvrage sur Marie dans le Nouveau Testament [Raymond BROWN, Karl P. DONFRIED, Joseph A. FITZMYER & John REUMANN (éd.), Mary in the New Testament: A Collaborative Assessment by Protestant and Roman Catholic Scholars. New York – Mahwah (Paulist Press) 1978] aboutissent à la conclusion suivante au sujet de l’identité des « frères et sœurs » de Jésus mentionnés dans le Nouveau Testament :

La virginité permanente de Marie après la naissance de Jésus n’est pas une question abordée directement par le Nouveau Testament.

Une fois soulevée par la suite dans l’histoire de l’Église, ce fut cette question qui a attiré l’attention sur la relation précise des « frères » (et « sœurs ») à Jésus.

Une fois qu’on y prête cette attention, on ne peut pas conclure que le Nouveau Testament les identifie sans aucun doute comme frères et sœurs de sang et donc comme enfants de Marie.

La solution retenue par les spécialistes dépendra en partie de l’autorité qu’ils reconnaissent aux développements ultérieurs de la réflexion de l’Église (p. 72).

Le sous-titre de l’ouvrage – Une évaluation conjointe faite par des biblistes protestants et catholiques romains – dénote clairement un propos œcuménique. En tant que tel, les quatre spécialistes parviennent à un accord dont la portée est double. Premièrement, le texte biblique permet d’identifier les « frères et sœurs » aussi bien comme frères et sœurs de sang de Jésus que comme d’autres catégories de proches parents. Ainsi, les exégètes peuvent accepter la virginité de Marie après la naissance de Jésus ou bien la rejeter sans avoir à renoncer à leur intégrité intellectuelle. Les deux interprétations sont reconnues comme étant accordées aux Écritures. Deuxièmement et vu que les deux interprétations sont scripturairement légitimes, les lecteurs verront dans les « frères et sœurs » de Jésus soit des frères et sœurs de sang, soit d’autres proches parents, en fonction de leur tradition religieuse et de la façon dont ils se situent par rapport à cette dernière.

Après bientôt trente ans, la science biblique a-t-elle progressé en la matière ? Les exégètes et les théologiens ont continué d’étudier la question des « frères et sœurs » de Jésus. Certains points paraissent désormais acquis, en particulier en ce qui concerne de possibles allusions bibliques à de multiples enfantements de Marie. On trouve une de ces références indirectes en Matthieu 1,25 (Joseph ne connut pas Marie « jusqu’au jour où elle enfanta un fils ») et l’autre en Luc 2,7 (Marie « enfanta son fils premier-né »). Les spécialistes de la Bible ne considèrent plus que les termes « jusque » ou « premier-né » impliquent que Marie ait eu d’autres grossesses par la suite.

Il y a un consensus sur ces points. Matthieu 1,25 n’implique pas que Joseph ait connu – au sens biblique du terme – Marie après qu’elle avait enfanté Jésus. Le mot grec heôs, « jusque », n’oppose pas nécessairement un « avant » à un « après ». Il signifie simplement qu’un événement s’est produit ou non jusqu’à un certain moment, sans préjuger de ce qui s’est passé par la suite. Par exemple, la version grecque de l’Ancien Testament dit, en 2 Samuel 6,23, que « Mikal, fille de Saül, n’eut pas d’enfants jusqu’ (eôs) aux jours de sa mort ». Cela n’implique évidemment pas qu’elle a eu des enfants après sa mort. L’intérêt de Matthieu est de souligner que la conception et la naissance de Jésus eurent lieu sans l’intervention d’aucun homme.

De même, on reconnaît au terme prôtotokos, « premier-né », appliqué aux enfants mâles, une signification légale et cultuelle précise. En Exode 13,2, Yahvé dit : « Consacre-moi tout premier-né, prémices du sein maternel, parmi les Israélites. Homme ou animal, il est à moi. » Moïse, en Exode 13,12, ajoute : « Tu céderas à Yahvé tout être sorti le premier du sein maternel et tout la première portée des bêtes qui t’appartiennent : les mâles sont à Yahvé. » En Israël, un premier-né n’est pas défini comme tel parce qu’il a des frères et sœurs cadets, mais parce qu’il est le premier à « ouvrir le sein maternel », peu importe si sa mère aura ou non d’autres enfants par la suite. En Nombres 3,40, Moïse reçoit de Yahvé l’ordre suivant : « Fais le recensement de tous les premiers-nés mâles des Israélites, depuis l’âge d’un mois et au-dessus. » Un bébé d’un mois ne saurait être déclaré premier-né en vertu du fait qu’il a de plus jeunes frères ou sœurs. Le terme « premier-né » se réfère à la Loi et s’applique non seulement à un fils aîné, mais aussi à un fils unique. Luc souligne par trois fois que Jésus est présenté au Temple pour obéir aux exigences de la Loi concernant les « premiers-nés » mâles (cf. Luc 2:22.23.27).

Si le débat autour de la signification de « jusque » et « premier-né » semble clos, il n’en va pas de même pour ce qui est des « frères et sœurs » de Jésus mentionnés dans le Nouveau Testament. Ce débat-là est ancien. Trois interprétations ont été très tôt proposées à ce sujet. Celle d’Helvidius – nommée d’après le pamphlet Contre Helvidius écrit par Jérôme autour de 383 – qui maintient que les « frères et sœurs » sont les frères et sœurs de sang de Jésus et les enfants de Joseph et Marie. Celle de Jérôme, qui s’oppose donc à Helvidius et qui conclut que les « frères et sœurs » sont des cousins de Jésus. Et celle d’Épiphane – nommée d’après cet évêque de Salamine du IVème siècle qui fut l’un de ses grands promoteurs – qui soutient que les « frères et sœurs » sont les enfants d’un premier mariage de Joseph.

Cette pluralité d’interprétations a été rendue possible à cause de l’ambiguïté du mot « frère » (et « sœur ») en ancien hébreu. Cette langue, comme aussi l’araméen, ne distingue pas entre frère et cousin. Il n’y a qu’un mot pour les deux. En fait – et ce point n’a pas été suffisamment pris en considération – le mot hébreu ah, dans son sens premier, désigne tout proche parent mâle de même génération. Dans la mesure où quelqu’un fait partie de ce groupe – que ce soit en tant que frère à part entière, demi-frère, cousin, etc. – il est un ah. À l’intérieur de ce groupe familial, aucune autre spécification ou distinction n’est faite. Pour les anciens Hébreux, soit on est de ce groupe, soit on n’en est pas. À propos de Matthieu 13,50, John P. Meier affirme que les paroles de Jésus dans ce verset n’ont de force que si la mère, les frères et les sœurs de Jésus dont il est ici question ont un lien familial naturel étroit à Jésus [John P. MEIER, “The Brothers and Sisters of Jesus in Ecumenical Perspective.” Catholic Biblical Quarterly 54 (1992) 1-28, p. 13]. Meier en déduit que les « frères et sœurs » doivent être enfants de Marie. Pourtant, les paroles de Jésus conservent toute leur force même si les « frères et sœurs » sont demi-frères et demi-sœurs ou cousins et cousines vu que dans ce cas aussi ils font toujours partie du premier cercle familial.

Le grec ancien, quant à lui, considère les différentes possibilités que peuvent revêtir les liens de parenté au sein d’une même génération, et distingue de la sorte entre un adelphos, « frère », et un anepsios, « cousin ». Comme la langue originale du Nouveau Testament est le grec, les tenants actuels de l’interprétation d’Helvidius soutiennent que partout où le mot adelphos y est employé, il signifie « frère (de sang) » comme dans nos langues modernes. Ils concèdent que si on peut supposer, derrière le texte grec, un texte plus ancien en hébreu ou araméen, les auteurs du Nouveau Testament aient pu effectuer une traduction mot à mot de ce texte hébreu ou araméen en grec. Si Matthieu, par exemple, avait sous les yeux des écrits en hébreu lorsqu’il rédigeait son Évangile, il est admissible qu’il se soit senti tenu de traduire le mot hébreu ah systématiquement par le même mot grec correspondant, à savoir adelphos, même si le mot hébreu désignait un « cousin » ou un « demi-frère ». En revanche, si l’on ne peut supposer que le texte grec du Nouveau Testament soit la traduction littérale d’un texte plus ancien en hébreu ou araméen, les successeurs d’Helvidius affirment que les auteurs du Nouveau Testament ont bien fait la distinction entre « frère » et « cousin » du moment qu’ils écrivaient en grec.

S’exprimer, écrire dans la langue d’une autre culture relève toutefois d’une réalité psychologique et anthropologique bien plus complexe, ainsi qu’on peut l’observer aujourd’hui à Abidjan par exemple. C’est un grand port et la plus grande ville de Côte d’Ivoire, avec près de quatre millions d’habitants. Elle a grandi rapidement dans une région couverte au départ de forêt dense et donc très peu peuplée. Le peu de population autochtone n’a pas été en mesure d’absorber et d’assimiler les foules venues de l’intérieur de la Côte d’Ivoire et de toute l’Afrique francophone, attirées là par le développement économique ivoirien. Le seul langage que tous ces nouveaux habitants avaient en commun était des mots de français. Et le français est devenu la langue vernaculaire d’Abidjan. Beaucoup de langues africaines ne font pas de distinction entre un « frère de sang », un « cousin » ou un « demi-frère ». Un même mot les désigne tous, alors que le français opère cette distinction et emploie des mots différents. En français, un « frère » n’est pas un « cousin » par exemple. Malgré cela, les habitants d’Abidjan, dont la langue maternelle est le français et qui ont été éduqué et scolarisé en français, continuent d’utiliser le mot français « frère » pour désigner un cousin. Employer le mot « cousin » reviendrait à trahir la façon dont leur société considère les liens familiaux et sociaux. Parler d’un « cousin » serait « dégradant » pour le « frère » en question. C’est seulement lorsqu’ils sont interrogés par des non Africains, que les Abidjanais précisent qu’untel est « frère, même père, même mère ». Les frères « même père, même mère » ne forment qu’une catégorie de frère ; ils ne constituent pas le mètre étalon de ce qu’est un frère. Le milieu socioculturel des auteurs du Nouveau Testament est le judaïsme. On peut donc accepter l’idée que même si leurs écrits ne supposent pas un substrat hébreu ou araméen, qu’ils s’expriment en grec d’une manière qui continue de refléter la vision que leur propre société judaïque a des relations familiales et sociales.

Les spécialistes continuent de débattre de la judaïcité de Luc ; celui-ci est toutefois reconnu comme étant le moins juif ou le plus grec des quatre évangélistes. Il ne mentionne les « frères » de Jésus que deux fois : en Luc 8,19-21, un texte qui est basé sur Marc 3,31-35 (voir le parallèle en Matthieu 12,46-50) ; et en Actes 1,14, un texte qui reprend sans doute la tradition synoptique – donc antérieure à Luc – où Marie est toujours accompagnée des « frères » de Jésus une fois que ce dernier a commencé son ministère public. Là où Luc n’est lié ni par un substrat hébreu ni par une tradition antérieure, on ne trouve aucune mention d’un « frère » de Jésus : pas plus dans l’épisode où Jésus est retrouvé au Temple à l’âge de douze ans, que dans les Actes des Apôtres où Jacques, chef de l’église de Jérusalem, n’est jamais présenté comme le « frère » du Seigneur ainsi que le fait pourtant Paul en Galates 1,19. Étant « plus grec » que les autres auteurs du Nouveau Testament, Luc était peut-être plus attentif au fait que le mot « frère », appliqué à une personne particulière, pouvait, chez ses lecteurs grecs, prêter à confusion quant à la nature exacte du lien de parenté qu’il désignait dans le contexte juif. Il aurait ainsi renoncé à l’employer.

On ne peut construire un argument ex silentio, mais force est de noter qu’à une exception près, il n’existe pas de « cousins » dans le Nouveau Testament. On n’y trouve le mot anepsios qu’une seule fois, en Colossiens 4,10. La plupart des spécialistes aujourd’hui pensent que la lettre aux Colossiens n’a pas été écrite par Paul, mais par un de ses disciples de la deuxième génération, de culture grecque. Sans cela, on trouve le mot adelphos 343 fois dans le Nouveau Testament (et le mot adelphê, « sœur », 26 fois). Mais pas d’autres cousins. Même si le mot « frère » a aussi souvent un sens symbolique, il semblerait que le seul lien familial qui existait, dans le Nouveau Testament, entre membres d’une même génération soit la fraternité. On ne trouve pas non plus de demi-frères ou de demi-sœurs. Or les mots pour les désigner existent aussi en grec ancien. Cette langue ne distingue pas seulement adelphos, « frère », de anepsios, « cousin », mais aussi de homopatôr, « demi-frère par le père », ou de homomêtôr (demi-frère par la mère). Il est curieux que les auteurs du Nouveau Testament n’aient pas utilisé ces mots s’ils avaient voulu recourir à la précision que leur offrait le vocabulaire grec là ou la langue hébraïque ne faisait pas de différence. Car si Joseph et Marie avaient eu plusieurs enfants, ceux-ci n’auraient été que les demi-frères ou demi-sœurs de Jésus par sa mère vu que Matthieu ou Luc indiquent très clairement dans leurs évangiles que Joseph n’était pas le père de Jésus.

Il n’en demeure pas moins vrai que le mot « frère », en hébreu, désigne aussi des frères « même père, même mère ». Comme c’est le sens aujourd’hui le plus évident – mais de loin pas le seul –, il ne saurait être purement et simplement écarté. L’emploi du mot adelphos appliqué aux « frères » de Jésus continue de présenter un défi pour ceux qui soutiennent que Marie n’a pas eu d’autres enfants après Jésus. Mais limiter la signification de ce mot au seul « frère de sang » soulève aussi quelques difficultés.

On a dit que le fait que Marie et Joseph aient pu engendrer après la naissance de Jésus s’opposerait à la réponse de Marie à l’ange Gabriel exprimée en Luc 1,34 et lue par certains comme révélant, de la part de Marie, une sorte de « vœu de virginité » ou au moins son souhait de demeurer vierge. La question de Marie – « Comment cela se fera-t-il puisque je ne connais point d’homme ? » – peut laisser perplexe et suggérer que Marie n’attend pas une réponse du genre : « Ben justement, tu vas connaître ton époux et… ». Si Marie n’a pas l’intention de rester vierge – et elle est fiancée –, pourquoi pose-t-elle la question du « comment » ? On peut objecter à cela que la réponse se trouve dans la question et que cette dernière a précisément pour fonction d’amener l’explicitation du « comment ». La question de Marie aurait essentiellement une fonction littéraire, celle de permettre à l’ange de préciser les modalités particulières de la conception de Jésus. D’un côté, un souhait de virginité semble hors de contexte chez une jeune fille sur le point de se marier, d’autant plus que dans l’Israël du premier siècle on se mariait en vue de procréer. D’un autre côté, la façon dont la question du « comment ? » est posée ne s’imposait pas – le fait de ne point connaître d’homme pouvait également figurer dans les paroles de l’ange par exemple – et demeure donc un peu étrange. À moins que Marie, suite aux premières paroles de l’ange, n’ait eu ou reçu l’intuition que la conception de l’enfant annoncé se ferait sans l’intervention d’un homme…

On s’est aussi demandé pourquoi Jésus, mourant sur la croix, confierait sa mère à un disciple même bien-aimé si Marie avait d’autres enfants. Toutefois, si on attribue une signification symbolique au geste de Jésus – le disciple est invité à accueillir Marie telle une prolongation physique de la présence de Jésus, par exemple –, l’argument perd de son poids. Jésus n’a pas le souci de procurer un foyer à sa mère, mais celui de former ses disciples appelés à reconnaître Marie comme leur propre mère. Certes, une signification symbolique n’exclut pas une lecture plus littérale, mais ne la requiert pas pour autant. La constatation de Jean 19,27 – « Dès cette heure-là, le disciple l’accueillit eis ta idia. » – ne signifie pas nécessairement que le disciple ait offert sa maison à Marie et l’ait accueillie chez lui ; elle peut aussi vouloir dire que le disciple ait accueilli Marie en lui. Une telle interprétation symbolique ou spirituelle n’exclut pas la possibilité que Marie ait eu d’autres enfants biologiques après Jésus.

La scène au pied de la croix présente une autre difficulté quand on compare Marc 15,40 (Matthieu 27,55) à Marc 6,3 (Matthieu 13,55). En Marc 6,3, le « frères » de Jésus sont nommés : ce sont Jacques, Joset, Jude et Simon. Deux de ces noms, Jacques et Joset, refont surface en Marc 15,40 où ils appartiennent aux fils d’une Marie, une des femmes assistant à la crucifixion. Si cette Marie est la mère Jésus, il est curieux qu’elle ne soit pas identifiée comme telle vu que Jésus est bien plus connu des lecteurs de Marc que ne le sont Jacques et Joset. On a répliqué à cela que Jacques est appelé « le petit » en Marc 15,40 alors que ce n’est pas le cas en Marc 6,3. Il devrait donc s’agir de deux individus distincts. La distinction toutefois est absente de Matthieu 13,55 et 27,55. Pour résoudre le problème, ceux qui soutiennent l’existence de frères de sang de Jésus considèrent que Marc 15,40 est un ajout tardif au texte original de l’évangéliste et ne devrait ainsi pas être mis en relation avec Marc 6,3, verset qui, lui, est bien de Marc. À ce propos, parmi les noms qui figurent en Marc 6,3 et qui ne sont pas repris en 15,40, il y a celui de Jude. Or l’auteur de l’épître du même nom a aussi un « frère » qui s’appelle Jacques puisqu’il se présente lui-même comme « Jude, serviteur de Jésus Christ, frère de Jacques ». Si l’auteur de l’épître est le Jude mentionné en Marc 6,3, on peut en déduire qu’il y a des nuances entre les liens familiaux qui unissent les « frères de Jésus » mentionnés dans ce verset. Jude paraît être plus étroitement « frère » de Jacques eu « frère » de Jésus. Autrement, pourquoi l’auteur de l’épître ne serait-il pas présenté comme « frère du Seigneur » plutôt que comme « frère de Jacques » ? Cela aurait lui aurait conféré plus d’autorité, à lui et à son texte. L’hypothèse selon laquelle Jude serait frère de Jésus seulement par sa mère et frère de Jacques par son père et sa mère suffit-elle à expliquer pourquoi Jude s’est présenté comme il l’a fait ?

Nulle part dans le Nouveau Testament, Marie, la mère de Jésus, n’est présentée comme mère des « frères » de Jésus et nulle part ceux-ci ne sont identifiés comme « fils » de cette même Marie. Il est vrai que dans la société du Nouveau Testament, un fils est habituellement présenté par rapport à son père. Pourtant, toujours en Marc 6,3, Jésus est identifié comme étant « le fils de Marie » par les habitants de Nazareth. La formule ne fait sans doute pas référence – à moins qu’on n’y devine un propos ironique de Marc – à la conception virginale de Jésus vu qu’elle est placée dans la bouche de gens qui ne croient pas en lui. Elle pourrait en revanche révéler que certains à Nazareth savent ou suspectent que Jésus n’est pas l’enfant de Joseph et voient en lui un bâtard. Les tenants de l’hypothèse d’Épiphane répondent que les gens de Nazareth veulent simplement distinguer Jésus de ses « frères », enfants du premier lit de Joseph. L’emploi de l’article défini « le fils de Marie » est moins concluant. Cela ne signifie pas nécessairement que Jésus doive être entendu comme étant l’unique fils de Marie. L’usage grammatical dans le Nouveau Testament ne permet pas de trancher. Par exemple, Matthieu 10,2 introduit Jacques comme étant « le fils de Zébédée » alors que Matthieu 26,7 présente « les fils de Zébédée ».

En ce qui concerne les relations entre « frères », le passage de Jean 7,3ss. soulève quelques difficultés si les « frères » de Jésus mentionnés ici sont bien les enfants biologiques de Marie. Ceux-ci paraissent ici dicter à Jésus sa conduite : « Passe d’ici en Judée, que tes disciples aussi voient les œuvres que tu fais : on n’agit pas en secret, quand on veut être en vue. Puisque tu fais ces choses-là, manifeste-toi au monde ». Si Marie a d’autres enfants que Jésus, son premier-né, celui-ci en est l’aîné et, en tant que tel, jouit auprès d’eux d’un statut privilégié dans la société qui est la sienne. En Israël, au premier siècle, les cadets ne sont pas autorisés à commander leurs aînés. En revanche, si les « frères » de Jean 7,3ss. sont les fils du premier mariage de Joseph, leur attitude autoritaire envers Jésus s’explique mieux. On peut toujours discuter le fait de savoir si, dans ce passage, les « frères » de Jésus lui donnent vraiment des instructions ou simplement des suggestions et l’argument n’est sans doute pas décisif. Néanmoins, le passage s’harmonise mieux avec ce que l’on sait de la société de ce temps si les « frères » de Jésus sont plus âgés que lui et donc pas enfants de Marie.

En lien toujours avec Jean et avec une question de cohérence, un autre argument en faveur de Jésus fils unique de Marie a été avancé par Jaroslav Pelikan dans une récente publication [Jaroslav PELIKAN, “Most Generations Shall Call Me blessed: An Essay in Aid of a Grammar of Liturgy.” Carl E. BRAATEN & Robert W. JENSON eds., Mary, Mother of God. Grand Rapids, Mich. – Cambridge, U.K. (Wm. B. Eerdmans Publishing Co.) 2004, 1-18]. Dans cet article, Pelikan se penche sur la signification du mot grec monogenês appliqué à Jésus dans le prologue de Jean (1,18). Pour lui, le terme doit bien être traduit par « unique-engendré » (Bible de Jérusalem) et non pas simplement par « (Fils) unique » (TOB, Bayard). Considérant que « toute paternité au ciel et sur terre » tire son nom du Père céleste (cf. Ephésiens 3,14-15) et non l’inverse, et qu’il y a correspondance entre Dieu en lui-même et Dieu en acte, Pelikan considère qu’un corollaire peut être établi entre l’engendrement divin de Jésus et son engendrement humain : les deux engendrements sont uniques. En Jean 1,18, le terme monogenês s’applique au Dieu « unique-engendré » qui a fait connaître le Père. Selon Pelikan, ce qui rend le Fils « unique » se reflète dans sa réalité d’« unique-engendré » : il est le seul « unique-engendré » du Père, mais aussi le seul « unique-engendré » de Marie (pp. 8-9).

Si l’argument de Pelikan est biblique, il a été développé après considération de textes liturgiques anciens. C’est peut-être là, dans les écrits des premiers siècles chrétiens, chercher si on veut aboutir à des conclusions plus certaines au sujet de l’identité des « frères » de Jésus mentionnés dans le Nouveau Testament. Les spécialistes, même ceux de la Bible s’y sont d’ailleurs mis vu que la Bible elle-même ne permet d’aboutir à des certitudes en la matière. L’emploi répété des mots « frères » et « sœurs » par le texte du Nouveau Testament reste un argument solide en faveur de l’hypothèse d’Helvidius. On a noté toutefois que considérer ces « frères et sœurs » comme enfants de Marie soulève aussi des difficultés dans le texte du Nouveau Testament. Aucune de ces difficultés n’est décisive en soi, mais leur accumulation finit par jouer en faveur des hypothèses soit d’Épiphane, soit de Jerôme. Voilà pourquoi les spécialistes recourent aux premiers lecteurs et interprètes du Nouveau Testament pour faire avancer la question.

Ce sont d’ailleurs ces premiers lecteurs qui ont donné leur nom aux trois différentes hypothèses sur l’identité des « frères et sœurs » de Jésus. Cela signifie-t-il qu’à ce niveau non plus il n’est pas possible de dégager un consensus ? Pas exactement dans la mesure où, si les chiffres veulent dire quelque chose, seuls très peu parmi les premiers auteurs chrétiens sont ceux qui nient la virginité post partum – « après la naissance (de Jésus) » – de Marie. Helvidius lui-même ne nous est connu qu’à travers le pamphlet que Jérôme a écrit contre lui. Il a eu deux disciples, Jovinien et Bonosus. Ils ont tous les trois vécu vers la fin du IVème siècle. Après eux, la lignée des tenants de l’hypothèse d’Helvidius s’est pratiquement éteinte. Avant eux, Hégésippe – un juif hellénisé du IIème siècle converti au christianisme – et, plus particulièrement, Tertullien (de 150-70 à environ 230) sont parfois présentés comme ayant soutenu que les « frères » de Jésus sont les enfants de Marie. Il est cependant vivement contesté qu’Hégésippe ait considéré Jacques ou Jude comme frères de sang de Jésus. En ce qui concerne Tertullien, les spécialistes affirment que la seule chose qui soit claire est que Tertullien semble simplement ignorer l’existence de la notion de virginité post partum de Marie. Nulle part il n’attaque cette notion explicitement. On ne saurait donc soutenir que l’hypothèse d’Helvidius ait bénéficié de l’ancienneté et d’un appui étendu [voir José M. PEDROZO, “The Brothers of Jesus and His Mother’s Virginity.” Tomist 63 (1999) 83-104, page 101].

En revanche, et ainsi qu’en témoignent l’écrit apocryphe « best-seller » Le Protévangile de Jacques rédigé au milieu du IIème siècle, puis Origène (environ 185-254), l’idée que Marie est restée vierge après la naissance de Jésus s’est répandue très tôt et très vite, au point que tous les Pères de l’Église du IVème siècle qui se sont penché sur la question des « frères » de Jésus soutiennent la virginité post partum de Marie. Bien entendu, le Protévangile de Jacques ne saurait être regardé comme un témoignage historique fiable, mais on peut à tout le moins retenir que, lorsque ce texte présente Joseph comme ayant déjà été marié avant de connaître Marie et ayant déjà eu des fils de ce premier mariage – les « frères » de Jésus –, cela n’a pas été perçu par ses premiers lecteurs comme étant en contradiction avec le texte biblique. La vaste majorité de Pères de l’Église qui soutiennent les hypothèses d’Épiphane ou de Jérôme, appartiennent à la culture grecque et parlent le grec. Certains d’entre eux sont même encore très proches, dans le temps et la culture, du Nouveau Testament. Pourtant ils ne se sont pas sentis tenus de considérer les adelphoi de Jésus comme les frères de sang de ce dernier. Ils n’ont pas jugé que ce terme employé par le Nouveau Testament soit en mesure de s’opposer à l’idée de la virginité perpétuelle de Marie. De langue et culture grecques, ils ont sans difficulté estimé que ces adelphoi étaient soit des cousins, soit des demi-frères de Jésus. La Tradition – qu’elle soit catholique, orthodoxe et même, au départ, réformée – a adopté ce point de vue. Ce n’est vraiment qu’au XIXème que des biblistes protestants ont mis ce consensus en question au nom de la méthode historico-critique d’interprétation des Écritures. Leurs vues ont par la suite été largement acceptées par les confessions protestantes, la virginité perpétuelle de Marie devenant ainsi objet de désaccord entre le catholicisme et l’orthodoxie d’une part, et le protestantisme d’autre part.

Encore aujourd’hui, la plupart des biblistes protestants soutiennent que Marie a eu d’autres enfants après la naissance de Jésus, même ceux qui ont manifesté de l’intérêt pour la figure de Marie. De même, la vaste majorité des biblistes catholiques défendent la virginité post partum de Marie. Il est toutefois intéressant de noter qu’on trouve un nombre – certes encore petit mais qui grandit – de spécialistes qui essaient d’aborder le sujet en reconnaissant la cohérence du point de vue de ceux qui sont de l’autre bord. Certains biblistes catholiques (p.ex. Refoulé) affirment qu’une lecture historico-critique du Nouveau Testament parle en faveur de l’hypothèse d’Helvidius ; alors que certains biblistes protestants (p.ex. Raukamp) concluent que les hypothèses d’Épiphane ou de Jérôme jouissent d’un solide fondement biblique et que le Nouveau Testament ne doit pas être lu indépendamment des premiers lecteurs de la tradition chrétienne.

Au début nous nous sommes demandé si la situation concernant l’identité des « frères et sœurs » de Jésus mentionnés dans le Nouveau Testament avait évolué ces trente dernières années. Si on regarde les arguments exclusivement basés sur le texte biblique, force est de constater que cela a peu changé. Ce sont souvent les mêmes arguments qui sont repris encore et encore. Des tentatives ont parfois été faites pour affiner ces arguments grâce à ce qui est présenté comme une meilleure connaissance de l’histoire du texte biblique. Mais comme il devient de plus en plus difficile d’aboutir à un consensus dans ce domaine, aucune percée significative n’a été observée.

Le recours à des données extra-bibliques fournies par la patrologie, la liturgie, la sociologie, l’anthropologie ou d’autres, a alors parfois offert de nouvelles perspectives. La liturgie a ainsi permis une approche intéressante sur la manière dont le terme monogenês, dans l’évangile de Jean, a été compris. L’étude comparée des langue a révélé combien peut être complexe le transfert de l’expression des liens familiaux d’un contexte socioculturel à un autre.

La prise de conscience que le texte biblique, même passé à la loupe, n’est pas en mesure de fournir toutes les précisions souhaitées sur la famille naturelle de Jésus, n’est pas récente. L’existence des apocryphes du Nouveau Testament, tels le très populaire Protévangile de Jacques, en témoigne au milieu du IIème siècle déjà. Aujourd’hui, après la redécouverte de l’importance de données extra-bibliques pour la compréhension du texte sacré, cette prise de conscience a été ravivée. Au point que même d’éminents biblistes finissent par tomber dans le piège de faussaires. En octobre 2002 par exemple, on a fait une grande publicité à un ossuaire découvert près de Jérusalem et portant l’inscription « Jacques, fils de Joseph, frère de Jésus ». On en a conclu que cette boîte avait très probablement contenu les ossements de Jacques, frère du Seigneur, et que cela confirmait que Marie avait eu d’autres enfants après Jésus. Puis, en juin 2003, l’ossuaire s’est révélé être un faux.

Plus prometteur évidemment est le fait que certains biblistes et théologiens catholiques et protestants, animés par un souci œcuménique, reconnaissant désormais la pertinence et la validité des fondements bibliques de la position traditionnelle des et des autres au sujet de l’identité des « frères et sœurs de Jésus » mentionnés dans le Nouveau Testament [La question qui se pose est alors la suivante : Puisque la Bible ne permet pas de trancher, pourquoi est-ce que je favorise telle interprétation plutôt que telle autre ?]. Ils vont de l’avant sur la route tracée par les auteurs de Mary in the New Testament. Parmi la majorité d’auteurs protestants qui maintiennent que Marie a très probablement eu d’autres enfants après Jésus, il y en a aussi (p.ex. Blancy) qui acceptent cependant la notion de la virginité perpétuelle de Marie : ils acceptent la signification théologique de la virginité perpétuelle de Marie sans supposer derrière cela une réalité physique à cette virginité. Ce qui est prometteur dans tout cela, c’est que Marie est en train d’échapper peu à peu au destin qui a fait d’elle une pierre d’achoppement, un objet de division entre les confessions chrétiennes majeures.

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